PULSION ET MEDIATION : QU’EST-CE QU’UN DISPOSITIF ?

 

 

Les mots « cadre » et « dispositif » sont souvent employés l’un pour l’autre dans la pratique des médiations thérapeutiques. Si de nombreuses propositions théoriques se sont portées sur la question du « cadre psychanalytique », il est tout à fait étonnant de repérer que Lacan (que ce soit dans ses séminaires ou écrits) ne s’est jamais exprimé sur cette question avec ce vocable. Autrement dit, le mot « cadre » est bien utilisé par Lacan, mais il renvoie à toute autre chose que ce que les psychanalystes contemporains pouvaient, ou ont pu depuis, développer sur le cadre psychanalytique. Il s’agira de s’interroger sur les conséquences d’une différenciation spécifique entre cadre et dispositif au sein même des pratiques à médiations. Proposer une distinction entre les deux n’a pas d’autre intérêt que d’en souligner les modalités d’interaction. Voyons dans un premier temps, comment cette différence peut se manifester dans une clinique où l’intervention de l’artiste a sa place.

 

L’artiste et l’institution

 

Tous les soirs d’hiver, des hommes et des femmes se présentent devant la porte d’un centre d’accueil d’urgence. Le nombre de place à l’intérieur étant limité pour raison de sécurité, il est des soirs plus difficiles que d’autres où les intervenants doivent choisir entre ceux et celles qui entreront et ceux qui resteront dehors. Certaines règles de fonctionnement viennent donner quelques repères : priorité aux femmes, aux personnes âgées, à ceux particulièrement touchés par la maladie… Mais vient régulièrement un moment où ces repères ne dispensent plus les intervenants de faire un choix : qui faire entrer et qui laisser dehors ? Devant l’insupportable de ces choix à répétition, la structure spatiale fantasmée de l’institution est soudainement marquée par la dichotomie dedans-dehors, dichotomie qui n’en demandait pas tant pour asseoir sa prévalence imaginaire. Les murs ici deviennent rigides, opaques, dessinant les contours d’une alternative exclusive : soit on est dedans, soit on est dehors. La question qui travaille les intervenants et qui s’entend dans la culpabilité dont ils font part dans les séances de supervision devient peu à peu celle-ci : « comment sortir de cette dichotomie source de souffrance, comment lui supposer un au-delà alors même qu’on laisse un homme dehors dans le froid, sous la pluie ? ».

C’est précisément dans ce centre d’accueil qu’un artiste peintre a décidé de poser son chevalet et ses pinceaux le temps d’un hiver. Ce dernier proposant de faire le portrait d’« usagers » ou d’intervenants, les œuvres ainsi réalisées se sont mises soir après soir à habiller les murs blancs du local, laissant ainsi des traces du passage d’hommes et de femmes qui avaient accepté le rôle de modèle d’un soir. Trois remarques sur cette intervention :

Premièrement, en posant son chevalet dans ce centre d’accueil, l’artiste n’était animé par aucun élan de charité, aucune volonté de faire du bien, ni même aucune intention thérapeutique. Il est probable que les effets décrits ci-dessous soient en lien avec cette position qualifiable d’éthique qui exclut toute volonté pour l’autre.

Deuxièmement l’accrochage de ces portraits eut pour effet de littéralement trouer de regard ces murs qui paraissaient si opaques et épais. Ces regards, tout en étant insaisissables, surgissaient des portraits et perçaient de fenêtres les murs qui auparavant se donnaient pour impénétrables. Il ne s’agissait pour autant pas de regards accusateurs, surmoïques. Le regard des portraits, dans sa dimension de pulsion partielle, faisait trou dans l’Imaginaire institutionnel qui était encouragé par les fantasmes suscités par l’acte de fermer la porte : tout à coup, un au-delà du dedans-dehors se dessinait.

Troisièmement, les tableaux n’étaient pas là pour demeurer : dès le début il était prévu qu’ils seraient décrochés à la fin de la saison. Ceci eut pour effet de faire apparaître, à l’ouverture suivante, des « vides » laissés sur les murs. Ces vides, en même temps qu’ils renouvelaient l’aspect, l’apparence même des murs, manifestaient une nouvelle forme de trou : les traces de passage étaient effacées. L’absence des œuvres décrochées s’offrait donc comme support à un travail psychique d’effacement dont on sait l’importance. Effacer les traces des passages -tout comme des traces de pas- étaient moins les annihiler ou les expulser qu’en faire surgir l’éventuelle dimension signifiante : ces murs ne seraient jamais plus les mêmes du fait même du décrochage des portraits. Avènement du lieu comme « porte-empreinte de l’absence . Ce n’est pas pour rien que Lacan a pu élever l’effacement de la trace à la dignité de l’acte. Cette question d’une possible valeur psychique de l’effacement prend dans la clinique de l’errance, qui est une clinique du pas -à entendre aussi bien comme le pas de la marche (forcé ou impossible), le pas de tout ce qu’on n’a pas, ou encore comme le pas de porte sur lequel on fait la manche…- une importance, un relief particulier.

Ainsi, le dispositif de l’intervention artistique (portrait, accrochage puis décrochage) venait entamer les murs en ce qu’ils ne pouvaient plus donner à penser l’institution seulement selon la dichotomie dedans-dehors. Les murs avaient été troués de regards, et le regard que portaient sur eux les intervenants s’en trouvait modifié : il y avait eu une autre expérience subjective que celle du dedans/dehors. C’est ici l’occasion d’avancer sur cette différence entre cadre et dispositif.

 

Cadre/dispositif

 

Etymologiquement, le mot « cadre » est emprunté à l’italien quadro employé comme nom du carré en géométrie (deb. XIV°s.). Depuis le XVI° s. il désigne concrètement la bordure (carrée à l’origine) d’un tableau, d’un miroir ou d’un châssis fixe. Le mot prend ensuite une autre connotation lorsqu’il vient à désigner « l’ensemble des officiers et sous-officiers dirigeant les soldats d’un corps de troupe ». Le Dictionnaire historique de la langue française relève par ailleurs une ambigüité concernant le verbe « cadrer » dont il est difficile de dire s’il est lié au cadre tel que présenté plus haut ou au latin quadrare « convenir à, être conforme à ».

Du point de vue de son emploi dans les théories psychanalytiques il est possible d’établir la lignée d’une « pensée du cadre » qui partant de Donald Winnicott (le cadre pris comme environnement qui contient, Holding environment, passerait par l’article princeps de José Bleger (pour qui le cadre est dépositaire de la part psychotique de la personnalité, c’est-à-dire la partie indifférenciée et non dissoute des premiers liens symbiotiques), pour se référer ensuite de façon constante à la théorie de la fonction contenante élaborée par Wilfred Bion. Par là, Bion envisage la symbolisation par transformation par « l’objet contenant » des éléments bêta, éléments bruts projetés, en éléments alpha, éléments disponibles pour la pensée. La théorie des enveloppes psychiques élaborée à partir des travaux de Didier Anzieu est dans la lignée de cette pensée du cadre. Anzieu conçoit en effet le cadre à l’instar des « enveloppes constitutives de la psyché, qui font de celle-ci un appareil à penser les pensées, à contenir les affects et à transformer l’économie pulsionnelle » . Il ressort de cette conception du cadre beaucoup trop rapidement esquissée quelques éléments saillants comme :

1) le recours à la théorie du contre-transfert ;

2) la primauté de la distinction dedans-dehors ;

3) le développement d’une enveloppe narcissique à partir de la sensation d’un contenant, l’enveloppe résultant de l’introjection de l’objet contenant

 

Le mot « dispositif », quant à lui, renvoie dès son origine à une toute autre dimension : disposer vient en effet du latin disponere de dis (séparé de) et ponere (poser), autrement dit « placer en séparant distinctement ». Après avoir été introduit dans un contexte théologique sur lequel nous reviendrons plus bas, il a commencé au XIII° siècle à être employé comme un terme de droit désignant l’énoncé final d’un jugement qui contient la décision du tribunal. Or, avec la décision, du latin decidere, provenant de caedere (césure) nous retrouvons l’acte de couper, trancher, acte de séparation. On pressent déjà qu’une pensée du cadre se différenciera nettement de celle du dispositif : d’un côté l’enveloppe, de l’autre la coupure. Tout aussi bien, nous pourrions dire que cette distinction concerne le corps, conçu dans sa dimension de sac (enveloppe) ou dans sa fonction érogène (coupure). Or, l’histoire se chargea de mêler très étroitement le mot « dispositif » aux formidables discussions théologiques au sujet de  l’Incarnation. C’est un point essentiel : il nous semble difficile de cerner ce qui fait la particularité du terme dispositif, sans saisir ses liens avec l’Incarnation, et les questions que celle-ci pose à la psychanalyse. 

 

Dispositif et Incarnation : la voie des oxymores

 

Dans son petit ouvrage « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » Giorgio Agamben rappelle que dispositio fut le terme que les Pères latin de l’Eglise choisirent pour traduire le mot grec Oikonomia. Oikonomia (qui signifie administration, gestion de la maison -oikos) fut introduit dans la théologie chrétienne au II° siècle lors du débat sur la Trinité (le Père, le Fils, et l’Esprit). À cette époque, le dogme de la Trinité pose problème : si Dieu est trois personnes, on risque alors une accusation de polythéisme et un retour vers des pratiques religieuses que le christianisme cherche à éradiquer. Mais, comme il faut maintenir ce dogme trinitaire, les théologiens introduisent une subtile distinction entre la «substance divine», qui est «une», et l’« oikonomia » (l’économie) de la création qui est «trine». Face à la crainte d’un retour caché du polythéisme et du paganisme, l’oikonomia fit donc argument. Voici ce qu’écrit Agamben :

 

« Dieu quant à Son être et Sa substance est certainement un, mais quant à Son oikonomia, c’est-à-dire la manière dont il organise Sa maison, sa vie et le monde qu’Il a créé, Il est trine. Tout comme un bon père peut confier à son fils la responsabilité de certaines fonctions et de certaines tâches, sans pour autant perdre de son pouvoir et de son unité, Dieu confie au Christ « l’économie » et le gouvernement des hommes » L’oikonomia est donc le dispositif (dispositio) par lequel le dogme trinitaire fut introduit dans la foi chrétienne, jusqu’à se spécialiser pour signifier l’Incarnation du Fils

 

Il est capital de saisir que le terme « dispositif » (soit l’oikonomia ou dispositio) est en lien direct avec l’Incarnation, c’est-à-dire avec le mystère de la venue de l’illimité dans le limité, soit du Verbe dans la chair. Le mystère de l’Incarnation repose précisément sur cette question : comment Dieu peut-il s’incarner ? C’est la question de la double nature de Jésus, comme Verbe incarné : nature à la fois divine et humaine. Ce qui a posé un autre problème redoutable aux théologiens du Moyen-âge et de la Renaissance que l’on peut résumer ainsi : pour que le Christ existe comme Verbe incarné, il faut qu’il soit vrai homme et vrai Dieu, et non une apparence de l’un ou de l’autre. S’il est vrai homme, il faut que la nature humaine lui appartienne à titre de substance et non d’accident. S’il est vrai Dieu, il faut que sa substance soit celle-là même du Verbe divin. Mais la substance se définit d’être une pour chaque être : comment donc pourrait-elle être double, duplice pour l’être du Verbe incarné ?

Question « cruciale » pour la psychanalyse à partir du moment où elle s’interroge sur la façon dont un signifiant peut venir animer le corps humain (en tant que Körper) et donc en faire un corps pulsionnel (en tant que Leib). Comme l’écrit Jean-Michel Hirt : « En s’incarnant, Dieu accepte de participer à la nature humaine et non pas l’inverse ; en se logeant dans les entrailles de la Vierge Marie, il fait surgir un nouage différent entre le corps et la chair, tel que le pulsionnel devient désormais la voix de l’humain dans l’homme […] L’Incarnation a rendu possible une mise en langue de la vie pulsionnelle. Qu’est-ce donc que la pulsion si ce n’est l’articulation d’un mouvement continu (Freud a toujours décrit la poussée pulsionnelle comme continue, nous verrons plus bas comment le comprendre) et d’une forme discontinue (le représentant représentatif) ? Voilà donc le paradoxe, non plus théologique mais métapsychologique, que prend en charge la psychanalyse : c’est bien une forme limitée qui permet à la poussée illimitée de s’incarner. A ce titre, le terme d’incarnation est au cœur de la question de la pulsion et le mystère chrétien de l’Incarnation peut être considéré comme une invention culturelle qui vise à en rendre compte.

C’est ainsi qu’un des prédicateurs les plus prestigieux du XVème siècle, Saint Bernardin de Sienne eu recours à toute une série de formulations oxymoriques absolument admirables qui vont nous permettre maintenant de saisir clairement le lien avec les pratiques à médiations : 

 

« l’Incarnation est le moment où l’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, le Créateur dans la créature, Dieu dans l’homme, la vie dans la mort (…) l’infigurable dans le figurable, l’inénarrable dans le discours, l’inexplicable dans la parole, l’incirconscriptible dans le lieu, l’impalpable dans le tangible, l’invisible dans la vision, l’inaudible dans le son ».

 

L’insistance et la diversité des modalités sensorielles a de quoi frapper. On ne peut s’empêcher de penser aux nombreux types de médium utilisés en atelier : « l’inaudible dans le son » renvoie à la musique, « l’invisible dans la vision » évoque les pratiques picturales, « l’incirconscriptible dans le lieu » définit avec perspicacité la question du mouvement dansé, et enfin « l’impalpable dans le tangible » n’est pas sans faire penser aux pratiques de modelage et aux arts plastiques (la plastique, du grec plastikos, a été considérée comme une propriété de la matière, envisagée en elle-même comme plus ou moins malléable, ou comme matériau d’une action transformatrice.

Or, ces modalités sensorielles, en tant que s’articulant à l’Autre, ne peuvent pas faire l’économie du pulsionnel. Je propose donc de repérer les effets de dispositif en tant qu’ils permettent à une pulsion partielle d’opérer ce travail d’incarnation représentative : il y a dispositif là où une dimension continue pulsionnelle vient s’incarner dans une représentation signifiante, forcément discontinue, limitée, puisque procédant de la limite elle-même. Cela ne veut absolument pas dire qu’il s’agit de « faire parler » à la suite d’un atelier à médiation. Cela signifie plutôt qu’au travers de la médiation (et non pas seulement du médium) la satisfaction pulsionnelle tend à trouver une nouvelle forme, à s’inventer, plus précisément à créer de nouveaux parcours, et cela en fonction des possibilités offertes par la structure du patient. Passons donc maintenant aux usages singuliers qui font dispositif selon la structure.

 

Dispositif et structures : la question de la coupure

 

D’une part, si le névrosé aspire -tragiquement et vainement- dans son symptôme à une satisfaction pleine que l’on supposera néanmoins impossible, l’effet-dispositif signerait alors les joies et les trouvailles dues à un ratage réussi. Dans les névroses, le rapport à la Chose se soutient soit sur le versant de l’aversion, du dégoût, de l’insatisfaction, soit sur celui d’un évitement du trop plein de plaisir, jusqu’à rendre le désir impossible. Nous comprenons alors l’effet-dispositif comme création de ces tentatives de retrouvaille (wiederzufinden, écrit Freud dans La négation), tentatives toujours promises à la non-satisfaction, mais qui peuvent pour autant déboucher sur autre Chose que l’inhibition, le symptôme et l’angoisse… Disons même : le saut des retrouvailles (répétitions) à la trouvaille créatrice (unique) porte ici la signature de l’effet-dispositif.

Mais si la névrose se construit sur une articulation du continu/discontinu débouchant sur l’objet a, soit ce que Freud nomme « renoncement pulsionnel (Triebverzicht) doit-on pour autant exclure de l’efficace de ce principe les sujets psychotiques ? La question est délicate et peut être reformulée ainsi : l’expérience psychotique est-elle celle d’un sujet entièrement livré à la jouissance continue de la poussée pulsionnelle ? Sur ce point, Erik Porge a proposé récemment une remarquable mise au point que nous allons reprendre. Son hypothèse est la suivante : « en ce qui concerne la voix, ce qui fait office de coupure est la scansion de son émission. La scansion de la parole crée la voix comme objet a » . Ce qui est compréhensible ainsi : pour parler, il me faut bien reprendre, réitérer le nouage du continu et du discontinu, à savoir le nouage de la voyelle et de la consonne. Si je parle uniquement en voyelles, qui sont de l’ordre de l’ouverture, du continu, de l’illimité, je suis incompréhensible ; et prononcer uniquement des consonnes, qui sont de l’ordre de la pure coupure, pure discontinuité, est strictement impossible. Il faut donc bien arriver à nouer ces deux dimensions discontinu et continu, limite et illimité, pour accéder à qu’on appelle une articulation. L’objet perdu par l’articulation de la voyelle et de la consonne est, en l’occurrence, la voix.

Or, Porge rappelle que Lacan énonce au sujet du délire que « nous devons chercher à voir en quoi la voix dans le délire répond tout spécialement aux exigences formelles de ce a, pour autant qu’il peut être élevé à la fonction signifiante de la coupure, de l’intervalle comme tel ». Et Porge de constater que « les voix de Schreber, et en particulier celles des phrases interrompues manifestent pleinement le caractère de coupure de la voix ». En ce sens, le délire est inclus dans la formule du fantasme. Le fantasme n’est donc pas la voie pour différencier névrose et psychose car voix du délire et voix du névrosé ont « les mêmes caractéristiques formelles d’objet séparable suppléant à la défaillance du sujet à se nommer ». Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de différence structurale entre névrose et psychose, mais celle-ci ne réside pas en la coupure dans le pulsionnel.

Pris sous l’angle de la coupure et de la scansion, cela nous permet de poser que l’effet-dispositif dont le sujet psychotique peut se faire l’inventeur, lui permettra de composer différemment avec cet Autre jouisseur en lui donnant une forme par exemple, et donc un bord, une limite, ou une localisation, autres formes d’invention de scansion, de coupure. Comment donc permettre l’invention d’un effet-dispositif en ce qui concerne le sujet psychotique ? Nous nous appuierons ici sur une proposition lumineuse de Christophe Chaperot et al en ce qu’ils cherchent à repérer ce qu’il en serait d’une dimension partielle du cadre. Parler de partialité du cadre, partialité composée de son caractère singulier et manquant, revient à évoquer cette dimension que nous nommons dispositif. Si la part d’incomplétude du cadre est assumée dans son énonciation même, alors les sujets peuvent s’emparer de cette zone informe, non déterminée, pour construire (au sens freudien) leur propre dispositif, c’est-à-dire leur propre système de balisage de la jouissance. Et Chaperot d’indiquer : « la marge, l’espace vide définissant le partiel du cadre singulier, sépare et individualise, ce qui correspond à la fonction de l’objet a dans la dynamique aliénation-séparation »

 

L’effet-dispositif : la médiation n’est pas l’intermédiaire

 

Cela nous permet maintenant de préciser la fonction du pulsionnel dans les médiations en ses liens à la coupure. Disons-le d’emblée : l’objet a peut être conçu comme médiation entre le sujet et l’Autre. Considérer la médiation sous l’angle de l’objet a, c’est en souligner la dimension de séparation : toute médiation est séparation, « sépartition » invente même Lacan dans le Séminaire L’angoisse, en référence au placenta et aux caduques. De quoi s’agit-il ? Pendant la grossesse, le fœtus n’aspire, ni ne pompe ce dont il a besoin directement sur le corps maternel : il pompe l’oxygène et les substances nutritives qui lui sont nécessaires dans le placenta (par l’intermédiaire du cordon) et le placenta prélève à son tour celles-ci dans l’organisme maternel. Le placenta joue ainsi dans les deux sens. Autrement dit, le placenta est un intermédiaire, entre le fœtus et la mère. Celle-ci peut fantasmer l’enfant comme un vampire, il n’en reste pas moins que les deux entités ne sont pas en contact direct. Or, le placenta et les caduques, sont précisément ce qui tombe et qui est perdu à la naissance. La perte du placenta inhérente à la naissance n’est pas seulement une séparation d’avec le corps de l’Autre maternel, elle implique une séparation dans laquelle l’enfant -donc pas seulement la mère- perd une partie de lui-même. Idem pour le sein : l’enfant pompe le lait dans le sein, qui, à son tour, va puiser dans l’organisme maternel de quoi le fabriquer. Tout comme le placenta, il doit connaître le même destin de cession, à savoir le sevrage qui en tant que tel concerne tout aussi bien l’enfant que la mère. Ainsi, là où le sein comme organisme fait intermédiaire ambocepteur entre l’enfant et sa mère, le sein en tant qu’objet a fait médiation entre le sujet et l’Autre du fait même de son caractère cessible. On saisit ici la distinction entre intermédiaire et médiation : une conception psychanalytique de la médiation ne peut pas faire l’économie des fonctions de perte, de séparation et de coupure que celle-ci implique, et même suppose. Pris sous cet angle, on ne peut qu’être frappé par le fait que le premier usage du mot « médiation », eut le sens de division

 

Médiation et incarnation : « S’incarner c’est se vider »

 

Cette distinction entre intermédiaire et médiation se repère dans le récit de l’Annonciation qui sert de référence narrative à l’Incarnation dont nous avons parlé plus haut. L’Annonciation, dont le texte initial se trouve dans l’évangile de St Luc, est le récit du dialogue entre l’ange Gabriel et Marie. Gabriel lui annonce qu’elle aura un enfant qui sera le fils de dieu. Elle s’en étonne, ne comprend pas, questionne Gabriel qui lui répond, puis finalement en vient à dire « je suis la servante du seigneur, qu’il m’advienne [ou qu’il me soit fait] selon ton Verbe  (fiat mihi secundum verbum tuum)». Sur ce, le messager s’en va. Fin de l’Annonciation.

S’appuyant sur ce récit, Bernard Chouvier a très bien mis en exergue la fonction de l’ange Gabriel qui est celle de « tiers […] assurant la communication entre le monde d’en haut et le monde d’en bas […] Représentant de la transcendance divine, il en est à la fois le messager et l’intermédiaire : il transmet à la jeune femme le message du Père et l’explicite. Son rôle est celui de l’interprète, de l’initiateur et de l’intercesseur ». L’Annonciation apparaît alors « comme une figuration inductrice et une métaphore prégnante du processus médiateur ». Notons par ailleurs que cette analyse amène Bernard Chouvier à déployer toute la symbolique auxquelles auront recours les peintres pour représenter l’Annonciation : objets, gestuelles des personnages, et lieux sont alors vus et lus selon les dogmes iconologiques. Par ex. on peut voir dans certaines Annonciations un vase transparent. Pourquoi ? Parce que le verre représente cette matière que le flux lumineux peut traverser sans pour autant endommager, on est ici dans le symbolisme de la virginité de Marie, tout comme le Jardin clôt (hortus conclusus) représente également le corps de Marie d’où naît le fruit, etc. Les études iconologiques déterminent en fait une interprétation du tableau qui s’appuie sur la fonction de représentation et d’univocité du sens. Nous sommes dans le registre du lexique et du symbolisme. Des chercheurs comme Daniel Arasse et Georges Didi-Huberman ont bien montré que les tenants de l’iconologie installent un rapport de signification à l’œuvre. Ce faisant, c’est l’empire du sens qui aboutit en fin de compte à nier le cœur même du tableau, à savoir l’irreprésentable.

Cependant, l’Annonciation a réussi à travailler différemment certains peintres, ceux-là même qui n’ont pas reculé devant ceci qu’il y a de l’irreprésentable dans la peinture. Cet irreprésentable n’est pas une limitation, une impuissance de la peinture qu’on pourrait un jour réduire grâce à la technique, elle est un point d’impossible, un réel avec lequel elle se structure et dont nous allons sous peu évoquer les effets de création.

Reprenons : distinguer l’intermédiaire de la médiation nous permet donc d’avancer que si la fonction d’intermédiaire se réfère à l’ange Gabriel, celle de médiation renvoie plutôt à l’idée même d’Incarnation sous-tendue dans l’Annonciation. L’intermédiaire est Gabriel, la médiation est le Christ comme relevant d’une double nature illimitée/limitée. Ne parle-t-on pas d’ailleurs du Christ médiateur ? Médiateur, il l’est, mais moins comme messager de Dieu (il serait alors intermédiaire) que lieu du mystère fondateur de la foi chrétienne, un mystère absolu, incompréhensible, impensable, impossible à exprimer dans les catégories et les représentations humaines.

Si, face à ce mystère de l’irreprésentable, l’oxymore pu servir de recours à Saint Bernardin de Sienne, certains peintres de la Renaissance inventèrent –hors de toute iconologie- un procédé particulier, baptisé par Fra Angelico figura. Ce sont des taches ou zones informes, floues, multicolores qui ne s’intègrent pas complètement au système représentatif que prétend soutenir le tableau par ses effets de ressemblance. Cette figura (ou « pan de tableau », selon l’expression de Didi-Huberman) dépasse, outrepasse tout à coup son aspect figuratif, si bien qu’au sens de Fra Angelico la figure est l’inverse du figuratif. Autrement dit, moins ça a de forme, plus ça figure ce qui est au-delà de la forme, l’irreprésentable. Ces taches ont pour effet de présenter la matière picturale même au spectateur et non plus de lui représenter une signification. Cela est d’autant plus enseignant lorsque des pans surgissent dans le transfert : point à garder en tête pour toute pratique clinique par trop « cadrante » : un dispositif (visant à ce travail d’incarnation pulsionnelle) soutient en lui-même la possibilité de l’informe, de l’irreprésentable, puisqu’il en est issu. Cette préoccupation qui laisse-être l’informe est ainsi écrite par Y. Bonnefoy :

« Tache, épiphanie de ce qui n’a pas de forme, pas de sens, tu es le don imprévu que j’emporte jalousement, laissant inachevée la vaine peinture. Tu vas m’illuminer, tu me sauves. N’es-tu pas de ce lieu et de cet instant un fragment réel, une parcelle de l’or, là où je ne prétendais qu’au reflet qui trahit, au souvenir qui déchire ? J’ai arraché un lambeau à la robe qui a échappé comme un rêve aux doigts crispés de l’enfance .

Néanmoins, une fois cette coupure en place (dispositif), son effet doit être appréhendé au sein du fantasme, définit par Lacan comme… « ce qui fait à la réalité son cadre » ! Voilà donc une proposition pour penser l’articulation dispositif/cadre au sein des pratiques à médiations. L’un n’exclut pas l’autre bien au contraire : si le dispositif renvoie à l’objet a, le cadre, lui, renvoie au poinçon qui sert de prisme, de fenêtre permettant l’articulation (et non le rapport) du sujet au réel.

 

Retour à l’institution, sans l’artiste

 

C’est bien de cette expérience dont font part les membres du centre d’hébergement lorsque les limites dedans/dehors sont trouées de regard. Le lieu d’hébergement ne se réduit plus à une enceinte fermée sur elle-même mais prend littéralement corps, au sens d’une incarnation, et comme tel il devient habitable, vivable d’y pratiquer l’accueil, y compris pour ceux qui ne peuvent pas rentrer. La limite dedans-dehors n’est plus l’unique axe qui règle les pratiques. Prenons le risque de proposer qu’une extimité se dessine ici…

Les oxymores de Saint-Bernardin de Sienne prennent alors plus de force puisqu’après ceux évoqués plus haut, dont nous avions souligné la dimension étonnamment sensorielle, il évoque : « L'artisan entre dans son œuvre, la longueur dans la brièveté, la largeur dans l'étroitesse, la hauteur dans la bassesse, le contenant dans le contenu ». La déstabilisation topographique provoquée par ces formulations invite à penser une autre topologie, toujours cet au-delà de la dichotomie dedans-dehors, cet au-delà du cadre comme enveloppe (le contenant qui vient dans le contenu s’invagine bien plus qu’il ne s’introjecte), au-delà auquel l’extimité de das Ding nous convoque et dont les nœuds borroméens furent une réponse ultérieure.

Les ateliers à médiation sont une façon de faire place à la Chose au sein même de la pratique clinique et de l’institution qui l’héberge. Il n’est pas certain que le cadre suffise pour cela et c’est le sens de toute l’attention que nous portons à cette question du dispositif. Dès lors on comprendra en quoi mettre en place un atelier à médiation au sein d’une institution peut se révéler souvent délicat, et provoque immanquablement certaines difficultés. La question est celle-ci : un atelier à médiation amène-t-il quelque chose de plus à une institution ou quelque Chose ? Autrement dit, le rapport de l’institution au cadre (soit la question du dedans/dehors) permet-il d’accueillir l’insistance de ce qui échappe au cadre et que nous nommons dispositif ?

 

 Frédéric Vinot, Psychanalyste à Nice et Maître de Conférences en psychologie clinique à l’Université de Nice Sophia-Antipolis.

 Cet « espace vide » n’est pas sans évoquer le texte de M. Klein « Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur », Psychanalyse d’enfant, Petite Bibliothèque Payot, 2005. Le commentaire qu’en fit Lacan dans le séminaire VII est peu développé. S’il néglige étonnamment la dimension du regard présente dans le texte initial mais non conceptualisée en tant que tel, il a cependant le mérite –essentiel- de faire la part entre ce qui relève des sujets peints pour remplir l’espace vide et la fonction psychique de cet espace vide. Pour démontrer ses hypothèses M. Klein se réfère en effet explicitement à la signification mimétique ou représentative des tableaux peints (par ex. « le portrait de la vieille femme au seuil de la mort semble être l’expression du désir primaire, sadique, de détruire » p.144), alors que Lacan met moins l’accent sur ce qui remplit le vide que ce qui le cerne dans l’acte même de peindre.

Didi-Huberman G., Génie du non-lieu, Editions de Minuit, Paris, 2001, p.147.

 « La disparition est redoublée de la disparition visée qui est celle de l'acte lui-même de faire disparaître », Lacan J. Le Séminaire : L’identification, séance du 24/01/1962, inédit.

 Vinot F., « Exclusion sociale et non-lieux : des espaces urbains à la pulsion », Recherches en psychanalyse, 2011/2 n° 12, p. 140-148. DOI : 10.3917/rep.012.0140

 Rey A., Le dictionnaire historique de la langue française, t.1, p.320, Le Robert.
« le cadre analytique représente alors la mère avec sa technique, le patient étant un petit enfant […] Le cadre de l’analyse reproduit les techniques primitives de maternages, les toutes premières. Elle invite à la régression en raison de sa stabilité. La régression d’un paient est un retour organisé à une dépendance primitive ou une double dépendance. Le patient et le cadre se fondent dans la situation originelle heureuse du narcissisme primaire », Winnicott D.W. (1954), « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique », De la Pédiatrie à la Psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p.259-260.

 Bleger J., « Psychanalyse du cadre psychanalytique », in Crise, rupture et dépassement, Kaës R. (dir), Paris, Dunod, 1979.

Anzieu D., « Cadre psychanalytique et enveloppes psychiques », Journal de la psychanalyse de l’enfant n°2, 1986, p.12-24.

 Ciccone A., « Enveloppe psychique et fonction contenante : modèles et pratiques », Cahiers de psychologie clinique n°17, 2001/2, p.81-102.

 Rey A., op.cit., p.613.

 Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2007.

Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2007, p.23.

 On parlera alors du « dispositif de l’économie incarnationnelle » dont Paul est le fondateur. Cf. Mondzain M.-J., Image, Icône, Economie, Seuil, Paris, 1996

 Didi-Huberman G., Fra Angelico, Dissemblances et figuration, Flammarion, Paris, 1990, p.116-117.

Hirt J.–M., « L’amour à deux faces », Topique, 2008/4 n°105, p.9

Didier-Weill A., Lila et la lumière de Vermeer, Denoël, Coll. L’espace analytique, 2003, p.83.

 Cité par Daniel Arasse, L’Annonciation italienne, Hazan, Paris, 2003, p.12.

 Morizot J. et Pouivet R., Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Armand Colin, Paris, 2010, p.352

 Vinot F. « Renoncement pulsionnel vocal et exclusion sociale », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 2008/1 n°50, Erès, p. 185-197.

 Porge E., Voix de l’écho, Erès, Toulouse, 2013, p.35.

 Porge E., Voix de l’écho, Erès, Toulouse, 2013, p.36.

 Lacan J., Le désir et son interprétation, 20 mai 1959, inédit.

Chaperot C, Pisani C, Goullieux E, Guedj Ph. « Réflexions sur le cadre thérapeutique et l’institution : médiatisation et caractère partiel », L’évolution psychiatrique 2003 ; 68, p. 504

« A la naissance, la coupure est ailleurs que là où nous la mettons. Elle n’est pas conditionnée par l’agression portée sur le corps maternel. Elle est intérieure à l’unité individuelle primordiale telle qu’elle se présente au niveau de la naissance. La coupure se fait entre ce qui va devenir l’individu jeté dans le monde extérieur et ses enveloppes, qui sont des parties de lui-même, en tant qu’elles sont des éléments de l’œuf, homogènes à ce qui s’est produit dans le développement ovulaire, en prolongement direct de son ectoderme comme de son endoderme. La séparation se fait à l’intérieur de l’unité qui est celle de l’œuf », Lacan J., Le séminaire Livre X L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p.268-269.
Rey A. Dictionnaire Historique de la langue française, tome II, Le Robert, Paris, 1995, p.1214.
Il existe une véritable dimension de Bejahung dans ce « oui », cf. Vinot F. « Du pan de tableau au pan de transfert », Cliniques Méditerranéennes n°80-2009, Erès, p.198.

 Chouvier B., « Objet médiateur et groupalité », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n°41, p.15-27

Au sujet de la figure christique, on peut certes mettre en avant la dimension de rédemption de laquelle la psychanalyse se sépare radicalement, mais on peut aussi en souligner la dimension d’anéantissement, d’effacement, nommée par les iconophiles « kénôse ». Ce que M.-J. Mondzain décrit ainsi : « La kénôse du Fils désigne chez Saint-Paul l’acceptation par le Christ de revêtir la forme de l’esclave, c’est-à-dire que l’épiphanie du Fils dans le visible s’est opérée sous le signe de la déréliction et de la mort. L’anthropomorphisme du Christ est allé jusqu’à l’abandon du Père, la rupture sacrificielle entre l’image et le modèle. La kénôse signifie donc bien la désertion de la divinité hors du monde […] Quand le Verbe s’est fait chair, il s’est vidé. Cet évidement de l’incarnation se retrouve à son tour dans la défense de l’icône elle-même. En aucun cas, l’icône n’est pleine du Christ ». Plus loin : « L’icône du Christ est vide de sa présence charnelle et réelle – ce en quoi elle diffère radicalement de l’eucharistie- mais est pleine de son absence, qui, par la trace qu’elle laisse et le manque qu’elle incarne, produit l’essence même du visible. S’incarner, c’est se vider ou, ce qui revient au même, devenir semblable à son image. Quand le Verbe s’est fait chair, la divinité ne s’est pas remplie de matière, pas plus que la matière de divinité. L’icône comme mémorial de l’incarnation, est donc bien un mémorial de l’évidement qui s’opère par l’infinité du trait », Mondzain M.-J., Image, Icône, Economie, op. cit. p.121-123

 Didi-Huberman G., La peinture incarnée, Editions de Minuit, Paris, 1985.

Vinot F., « Du pan de tableau au pan de transfert », op. cit.
 Bonnefoy Y., La vie errante, NRF, Gallimard, 1997, p.26.
Lacan, J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Ecrits, Seuil, 2001, p.366. Nous soulignons.

Par exemple à propos des nœuds : « De ces cercles, il n’en est pas un qui, d’être enveloppé par un autre, ne se trouve enveloppant par rapport à l’autre », Lacan J., Le Séminaire Livre XXIII Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 34

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