L’œuvre d’Hervé Courtain


ou le jeu des autres


La peinture d’Hervé Courtain repose en grande partie sur une réflexion sur l’individu et l’anonymat. Une problématique pleinement contemporaine qui se retrouve au cœur de nombreuses démarches artistiques aussi bien dans la littérature, la photographie ou la peinture.

Historiquement, on peut dire qu’en Occident, la redécouverte de l’individu a été le fruit d’un long cheminement de la Renaissance à l’âge des Lumières, dont l’aboutissement se trouve symbolisé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le titre même de la déclaration pointe l’articulation vitale de l’être humain dans toute sa singularité et simultanément dans son appartenance sociale, sa relation aux autres dans un ensemble qui fait sens.

L’évolution de nos sociétés depuis l’ère industrielle jusqu’à nos jours est celle d’une relation de plus en plus douloureuse entre ces deux pôles. Il ne s’agit pas seulement de la lutte entre l’ancien et le nouveau. Car si les anciennes formes d’appartenance ne remplissent plus leur fonction : la famille élargie, la communauté, qu’elle soit sociale, géographique ou professionnelle, la nation, etc… par quoi ont-elles été remplacées ? Ou plus radicalement : Ont-elles été remplacées ?


C’est de cela que nous parlent les multiples portraits d’Hervé Courtain. Aujourd’hui, plus que jamais, mille = 1+1+1+1…. et ces personnages, chacun dans leur case, nous jettent leur solitude à la gueule, au coude à coude avec mille autres. Et-il possible de voir l’autre ? Est-il possible de se voir autrement que dans le regard de l’autre ? « Est-ce que le destin de l’autre nous regarde ? » nous disent tous ces visages qui nous regardent. Impossible d’échapper à l’interpellation, répétée à l’infini.Car Hervé Courtain peint par séries et hors-séries. Toujours la dialectique du multiple et du singulier que l'on retrouve dans ses troupeaux.

En ces temps où l’individu semble flotter sans attaches, sans repères, il finit par être sans signe distinctif. Sorti enfin du groupe et de son oppression normative, l’homme du XXIième siècle a pourtant bien du mal à ne pas sombrer dans un anonymat informe, à ne pas se réduire à cet homme gris, passe muraille qui hante toute la modernité.

Le gris sert d’ailleurs de fond à deux grands ensembles d’Hervé Courtain de 234 portraits. On y voit, sur chaque panneau, neuf sous-ensembles (20 cm x 20 cm), composés chacun de 12 portraits, format photo d’identité qui entourent un portrait central de 10 cm de côté.

La genèse de ce tableau est intéressante en soi. L’artiste a travaillé pour les portraits miniatures à partir du stock d’un photographe, lui aussi anonyme. Plusieurs milliers de photos en noir et blanc. Plusieurs milliers de Français des années 70, probablement.

Hervé Courtain se saisit de ce trésor de guerre pour en tirer une humanité multiple, diverse, fractionnée, qui nous regarde droit dans les yeux. Et pourtant, qu’elles sont difficiles à appréhender toutes ces personnes enfermées chacune dans sa case, entourée de gris. Hervé Courtain réussit le tour de force de faire autant de portraits, extrêmement individualisés (couleurs, traitement, modèles, etc…) où portant l’œil a du mal à voir autre chose que la masse, la masse des individus.

Même le portrait central, nettement plus grand que les autres, surnage difficilement, pris lui aussi dans la répétition du carré suivant, enfermé par ses acolytes, comme autant de gardes du corps modèle réduit.

Pour ces portraits, H Courtain s’est installé pendant près d’une année sur la Promenade des Anglais. Sauf pluie battante, il était là, en face du Negresco, attendant le chaland qui passe et qui aura envie de figurer au cœur du carré, entouré des douze personnages prêts à le recevoir. Une demie-heure de pose, trois couleurs, retouche interdite, Hervé Courtain s’impose un protocole auquel il ne déroge pas. Contrainte créatrice et condition égalitaire qui renvoie, d’une certaine manière à l’illusion démocratique de la masse.

Il est à noter que les fonds gris ne sont pas exactement identiques, l’un tendant vers l’anthracite, l’autre moins sombre. Cet espace est lui-même parsemé de carrés d’un centimètre de côté entourés à leur tour aux quatre coins de minuscules carrés de quelques millimètres de côté qu’il ne faudrait surtout pas prendre pour des points. Le carré, figure géométrique parfaite, implacable pourrait-on dire, rythme cette prolifération qui semble ignorer la courbe. Mais l’artiste nous réserve une exception dans un des deux panneaux, avec le léger mouvement de ces quelques carrés jetés tout d’un coup d’une manière qui semble aléatoire entre les portraits. Ces quelques esquisses de courbes, ténues, se vivent comme une respiration, comme si l’artiste entrouvrait une porte ou une fenêtre et nous disait : « Voyez, l’ordonnancement du monde n’est peut-être pas si implacable que ça ». Ce léger désalignement dans le gris le moins sombre suffit à nous redonner espoir.

Dans les deux panneaux, le monde est porté par des cariatides qui seraient devenues acrobates. Dans de multiples positions, de face, de profil, accroupies, comme prêtes à bondir, elles sont là, dans des carrés tronqués ou pas en fonction de leur emplacement, et l’on ne sait si elles veillent sur cette pauvre humanité enfermée dans son destin ou si elles l’ignorent superbement.

Toujours dans ce travail de longue haleine sur le portrait, Hervé Courtain a peint ce qu’il a appelé un chronographe, le chronographe de « la Quête » dont font partie plusieurs œuvres et notamment une série de 46 portraits et un hors série. Il s’agit de toutes les personnes visitant son atelier qui ont accepté de poser 3/4h. Limite de temps, palette réduite, les contraintes sont toujours là.


Punaisés comme une frise tout en haut des murs de son atelier, tous ces portraits captent immédiatement l’attention et nous obligent à lever le regard vers eux, par - dessus les toiles qui sont au mur. Il faut savoir que les portraits d’Hervé Courtain ne sont pas forcément « ressemblants », au sens de la similitude photographique. Pourtant, toute personne portraiturée se reconnaît immédiatement et tressaille au vu de ce que l’artiste expose d’elle, à ses propres yeux, aux yeux de tous.

Hervé Courtain met souvent en avant la faille première, la vulnérabilité de tout être humain (lui compris bien sûr, son auto-portrait figure dans le chronographe). Une vision de l’humanité qui ne cède jamais à la joliesse, mais qui fait au contraire ressortir la part d’ombre et le tragique qui demeurent notre lot. Même les portraits d’enfants sont graves chez Hervé Courtain. Et les adultes, jeunes et vieux, hommes et femmes, témoignent dans la fixité du portrait de ce corps à corps avec l’indicible, de la fragilité de l’être humain et en même temps, de l’impossible esquive face à ce combat qui nous dépasse.

Le masculin et le féminin se traversent, les hommes fragiles et perdus, les femmes souvent refermées sur leur douleur. Seule la dormeuse de la fin, la dernière de la série, exprime une certaine sérénité et semble indiquer que la quête peut, malgré tout, se terminer dans la quiétude…Difficile d’y croire après tous les autres portraits, et pourtant là aussi, un espoir léger et entêtant nous saisit. Peut-être pour ne pas imaginer que ce pourrait être la figuration de la mort. Car dans cette quête où nous sommes tous embarqués, le temps nous est compté. Comme nous faisons en général beaucoup d’efforts pour essayer d’oublier cette vérité inlassablement première, H. Courtain met en regard de cette série de portraits une série de sabliers. Vingt-cinq doubles sabliers dans toutes les variations possibles, mais toujours accompagnés d’une flèche allant dans le même sens.

« Le temps s’en va

Le temps s’en va, Madame,

Las, le temps non,

Mais nous nous en allons »

Les sabliers d’Hervé Courtain tournent autour d’une pièce centrale, beaucoup plus sombre que les autres, qui évoquent à coup sûr les dessins de Piranèse. L’enfermement où nous sommes face à ce temps qui ne se laissera jamais attraper. Pris dans une architecture oppressante, dans une espace encombré comme un grenier menaçant et rempli de toiles d’araignées où l’on se cognerait sans cesse, toute notre agitation ne peut déranger d’un iota l’écoulement inexorable des grains de sable.

Peints eux-aussi sur papier, du même format que les portraits, les sabliers sont deux sur chaque feuille. Face à la solitude de l’être humain, comment interpréter ce dédoublement du temps ? Le temps des hommes et celui des femmes ? (certains sabliers sont fortement sexués), le temps de la vie et le temps de la mort ? L’interrogation reste entière.

La palette est claire, toujours la même base : ocre jaune, ocre rouge, bleu ceruleum, mais plus légère, plus lumineuse que la série des portraits. Il est frappant de voir que dans tous les sabliers d’Hervé Courtain, il reste encore beaucoup de sable en haut, comme si ce qui comptait, c’est le temps qui reste et que c’est à nous à en faire bon usage. De fait, la flèche noire qui court de bas en haut le long de chaque paire de sabliers rythme immanquablement l’ensemble et nous rappelle, si besoin était, qu’il n’y a pas d’échappatoire.

t pour que nous prenions encore davantage conscience de cette réalité, Hervé Courtain a peint une série de crânes. A priori, certains pourraient penser « Qu’est-ce qui ressemble plus à un crâne qu’un autre crâne ? » H. Courtain nous administre la preuve qu’il en est des crânes comme des visages. Il y en a autant que de personnes. Chacun avec sa personnalité. Et elle éclate clairement dans chaque portrait. Comme avant, avant la mort.

Les crânes peints par H Courtain proviennent de toutes les époques de l’humanité, depuis les débuts de l’Homo sapiens jusqu’à nos jours, et des quatre coins du monde. L’humanité défile sous nous yeux dans des couleurs éclatantes. Flanqué de noir, le noir insondable du temps, chaque crâne, avec ou sans mandibule, nous raconte une histoire et suscite l’imagination, tout autant, sinon plus, que tous les visages du début du chronographe.

Le peintre a particulièrement soigné les fonds. Très colorés, voire mouvementés, en tout cas dynamiques, ces fonds contrastent à la fois avec le/s noir/s qui occupent invariablement les bords à droite et à gauche et avec les crânes, tout aussi peu ressemblants que les portraits par rapport au modèle, rayonnant pourtant d’une présence – et donc d’une humanité- qui nous irradient.

Le traitement des crânes eux-mêmes pourrait se décrire comme un classicisme de haute voltige. Classique par la figuration, mais avec une totale liberté d’exploration dans ses multiples variantes pouvant aller jusqu’à une extrême stylisation. Lorsqu’on contemple l’ensemble de cette impressionnante série, on est à la fois saisi d’admiration, mais aussi frappé d’une certaine stupeur devant la manière dont le peintre a réussi à se renouveler, crâne après crâne. Variations infinies sur un thème ardu, H. Courtain réussit magistralement, sans doute à force d’humilité devant son sujet, à éviter l’écueil du virtuosisme qui détruirait d’un coup toute la profondeur de sa recherche. Il nous montre en effet toute la diversité avec laquelle les sociétés humaines ont abordé la question au fil des millénaires : crânes déformés à la naissance en Amérique du Sud, en Égypte et ailleurs, crânes recouverts de terre et de peinture en Papouasie, pratique de la trépanation dès les temps les plus reculés, ésotérisme, approche scientifique de la paléontologie à la recherche des origines de l’espèce humaine, mysticisme… Le sujet occupe l’humanité depuis toujours.

Un mot encore sur la palette d’Hervé Courtain. Comment ne pas s’interroger sur cette détermination indéfectible à réduire sa palette et à s’y tenir depuis maintenant 6 ans ? Trois couleurs : Ocre jaune, Ocre rouge, Bleu ceruleum, auxquelles s’ajoutent le blanc titane et le noir d’ivoire. Trois couleurs ou comment faire plus avec moins, car à partir de là, Hervé Courtain décline les nuances à l’infini et fait chanter l’huile avec délicatesse. De toute évidence, le peintre se méfie des couleurs vives. Comme s’il avait peur qu’on ne voit qu’elles. Comme si elle pouvaient empêcher de voir…Sa palette n’est pas pour autant sombre ou éteinte. Elle est têtue. Elle finit par s’imposer à notre regard, elle nous sert de guide et nous force à voir la cohérence de l’œuvre. Elle va de pair avec la nécessité des séries.

Lorsqu’on interroge le peintre sur les raisons de ce parti pris, il répond invariablement : « les portraits du Fayoum ». C’est une réponse qu’il faut prendre au sérieux.

Les portraits du Fayoum remontent au 1er siècle après J-C. au moment où l’Égypte est déjà sous domination romaine. Placés en haut des sarcophages, ces portraits du défunt marquent un tournant dans l’art égyptien. Réalisés en tétrachromie (noir et blanc compris), ils représentent très certainement la synthèse la plus aboutie entre l’art égyptien, l’art grec et l’art romain. La délicatesse du trait de l’Égypte ancienne, l’exaltation de la beauté propre à la Grèce, la précision et la rigueur romaines.

Avec cette référence au Fayoum, on comprend mieux l’exigence dans laquelle se situe l’artiste, et ce vers quoi il tend. L’ambition de l’universel qui est certainement au cœur de toute authentique expression artistique et la volonté de s’inscrire, à sa manière, dans l’histoire de l’art.

C’est là qu’intervient une autre caractéristique frappante d’Hervé Courtain : il ne signe pas ses œuvres. Anonyme parmi les anonymes. Comme s’il souhaitait réaliser cet impossible grand écart : être artiste parmi les hommes sans y occuper de place singulière, s’ancrer dans la lignée de ses maîtres en s’effaçant derrière son œuvre. Une double contradiction à méditer… et très certainement une haute idée de la peinture et du rôle de l’art dans la société. Ce n’est pas si fréquent aujourd’hui et ça mérite qu’on s’y arrête.

Josiane Scoleri